par Eric de NATTES

Jean 15, 9-17

Aimer

 « Comme le Père m’a aimé… » Comme il y avait un vigneron qui avait planté la vigne unique, le cep magnifique qu’est le Christ-Jésus, auquel les sarments que nous sommes sont greffés, il y a bien un Père dont l’amour pour son Fils est premier, amour que le Fils donne à ses disciples. Je faisais allusion à la sève unique qui circulait dans la vigne, cette sève a un nom, elle est l’amour, autre nom de l’Esprit-Saint que Jésus ressuscité souffle sur sa communauté naissante.

Cet amour premier qui nourrit le Fils et, par lui, les disciples, est un leitmotiv chez St Jean. ‘’Ce n’est pas nous qui avons aimé Dieu, c’est lui qui nous a aimé le premier… Ce n’est pas vous qui m’avez choisi dit Jésus à ses disciples, c’est moi… Dieu a tant aimé le monde qu’il a envoyé son Unique…’’ Dieu a l’initiative de l’amour, c’est même la ‘’réalité’’, la force, l’énergie, qui permet, pour nous, les sarments, les fils et les filles d’adoption, d’approcher au mieux la nature de sa puissance. Aimer, c’est faire exister, sortir de soi, aller à la rencontre. Ainsi du Fils, du Bien-Aimé, engendré avant tous les siècles, la Parole d’amour du Père qui prend visage dans un dialogue éternel, une relation de toujours à toujours. Le Fils, présent parmi nous, témoignera inlassablement qu’il tient sa mission du Père, qu’il donne sa vie comme le Père la donne pour lui, qu’il trouve sa joie et son assurance dans cet amour qui se donne à lui.

Pour St Jean, ceci est une Révélation : ‘’Dieu est amour’’. Et celui qui a foi en cette Révélation et agit en conséquence devient ‘’croyant’’, il est ‘’sauvé’’. Voilà pourquoi la foi est tellement centrale dans cet évangile. La foi, en tant qu’elle transforme et modifie mon rapport à la vie, aux autres, au monde. Non pas la foi comme un savoir en des vérités extérieures à moi-même. Ce à quoi il faudrait adhérer pour faire partie du groupe, du clan.

Mais au fond, celui qui croit est sauvé de quoi ? Eh bien reconnaître le donateur, le Père, c’est ne pas être tenté de se substituer à lui, voire d’usurper sa place par la puissance : celle que peut donner la loi, le charisme, l’autorité, l’influence, la richesse… Ceux-là, pour St Jean, seront détrônés comme toute gloire qui vient de ce monde. Ils n’ont pas l’amour du Père et la Parole du Fils, en eux. Voulant briller, être reconnus ou s’imposer, ce qu’ils recherchent, et c’est St Jean qui le dit très clairement, c’est ‘’la gloire qui vient des hommes, non celle qui vient de Dieu’’. Et je rappelle que c’est essentiellement au coeur de la religion que le combat se déroule : pensez à la manière dont l’opposition entre Jésus, le Fils du Père, et les autorités religieuses (Grands-Prêtres du Temple, Scribes et Docteurs de la Loi, interprètes des Écritures, les pharisiens eux-mêmes qui sont pourtant les plus proches de ce que Jésus Prêche, mais aussi les mouvements politico-religieux comme ceux des Zélotes), oui, cette opposition devient un procès qui aboutit à une condamnation, une sentence de mort.

Je pense que la vérité de nos vies communautaires est sur cette corde raide : celle de notre couple, de notre famille, de nos relations de travail, de notre communauté religieuse de référence, de l’Église. Et, pour tout dire, je pense que le procès s’instruit en chacun de nous : c’est cela que St Jean appelle ‘’le jugement’’. Pas une sentence qui vient de l’extérieur. Mais la parole de vie au plus profond de nous, que nous écoutons et dont nous apprenons à discerner les choix dans nos actes concrets, ce qui serait pour St Jean, le choix de la vie éternelle, celle qui ne meurt pas et qui est en chacun un don, une source : ‘’si tu savais le don de Dieu !’’. Ou alors son refus qui nous enracine dans la vie mondaine, c’est-à-dire la vie qui elle, meurt et passe.

Discerner cette frontière, parfois si ténue en nous, entre l’amour du Père et la gloire qui vient des hommes (car c’est bien sûr toujours ‘’pour leur bien’’ que nous agissons pour les hommes : c’est connu !) est une dimension essentielle de la vie spirituelle et demande une attention soutenue, une vigilance, un recueillement de la vie en soi. ‘’C’est à l’amour qu’ils se porteront les uns pour les autres que vous connaîtrez mes disciples.’’ Mots qui résonnent comme un appel et un avertissement !

Cet amour ne relève pas l’attirance, encore moins de la convoitise, du désir de posséder quelque chose ou quelqu’un pour son plaisir ou même son bonheur à soi. Il est, lorsque qu’on se réfère aux racines des mots que St Jean utilise, d’abord compassion, empathie : cette capacité d’éprouver la misère ou la joie de l’autre, de s’y associer, d’en souffrir ou de s’en réjouir. Ensuite, il est décision, volonté, engagement, et donc liberté, là où l’attirance est essentiellement passive, soumise. C’est le passage de la fameuse règle d’or évoquée au négatif – ne fais pas aux autres ce que tu ne veux pas que l’on te fasse – à sa formulation positive qui change tout : ce que tu voudrais que l’on fasse pour toi, alors, fais-le pour les autres. L’amour devient commandement : ‘’Aimez-vous les uns les autres. » Le monde que tu désires, que tu portes en toi, alors commence par le vivre, accouche-le là où tu vis œuvres. C’est bien le Royaume en germe.

Il peut aussi permettre d’aller jusqu’à l’extrême du don de soi puisqu’en sa vérité il se révèle don puisqu’il est lui-même issu d’un don, premier : ce que le Père éprouve et vit pour ces enfants. S’il est présent dans l’amitié et dans l’amour conjugal ou parental, il en est la fine pointe. Là où l’amour qui veut posséder, l’amour de possession, trouve très vite ses limites et peut en venir à s’épuiser en cherchant toujours de nouveaux objets pour tenter de se renouveler, l’amour qui est l’amour d’offrande, nous dit Jésus, trouve sa joie en lui-même. Il n’est pas en vue d’autre chose que lui-même : la vie éternelle, vie reçue et donnée.

Cet amour-là peut-il être autrement que blessure en celui qui veut le vivre ? Les marques du crucifié, frères et soeurs, sont-elles autres que celle de l’amour qui est allé jusqu’au bout ? Seigneur, qui peut entrer dans ton Royaume autrement que blessé ? Par ses propres limites dans l’amour et par celles des autres, mais plein de pitié pour l’humanité qui veut aimer et qui découvre que l’amour demeure un chemin et un horizon.

Amen

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