Jean, 12, 20-33

par Eric de NATTES

Le grain de blé.

« Celui qui aime sa vie, qui s’y attache – on aurait envie de dire : qui s’y accroche – celui-là, la perd. Celui qui s’en détache, qui la donne, celui-là la gardera pour la vie éternelle. » Voici une nouvelle formulation de ce que ne cesse de redire St Jean sur la vie. La difficulté, c’est que le texte Grec a deux mots (psychè – Zoè ; ce que vous m’avez parfois entendu distinguer en disant : ‘’être-en-vie’’ ou ‘’être-vivant’’) pour évoquer deux aspects de la vie, alors que le français n’en a qu’un : la vie. Comment mieux entendre ?

Regardons l’image du grain de blé. La jeune pousse qui sort de terre, plantée dans un sol, qui grandit, se fortifie, occupe la place qu’elle doit pour devenir le bel épi. Cette phase de la vie, nous la connaissons. La vie qui s’affirme, qui découvre ses potentialités, qui occupe sa place peu à peu dans ce monde. C’est l’enfant, l’adolescent qui acquiert des compétences, les valeurs qui vont déterminer sa vie, qui cherche sa place dans le groupe, qui s’interroge sur l’activité qui sera la sienne, sa vie affective. Puis vient le temps de l’action de la construction. C’est le ‘’moi’’, c’est chacun de nous, qui se projette dans ce monde. Études, métier, vie amoureuse, famille, engagements… C’est le temps où, en quelque sorte, il faut gagner sa vie, la conquérir,  se faire une place, s’ajuster à ce monde, à ses lois, à sa logique.

L’épi mûrit, il traverse les saisons avec ses aléas climatiques (sécheresse, froid, vent, tempêtes). Inévitablement vient le temps des remises en cause, des crises, des questionnements… la vie qui apprend à se connaître, à percevoir ses limites… qu’en faire ? Que faire des questions qui jaillissent, des échecs, de la tristesse qui m’envahit, de mes frustrations ? C’est le jeune homme riche, le fils prodigue, la Samaritaine… La vie qui est menacée, qui dépérit, qui ne sait quoi faire de l’échec. Le temps des réajustements en profondeur est venu. La vie, après s’être affirmée doit se creuser, apprendre l’intériorité après avoir passé tant d’énergie à s’être ajustée au monde, à ses lois.

Ces ‘’pâques’’, ces passages sont délicats pour chacun. Et les stratégies mises en place peuvent être très très différentes.

Il y a le vieux lion qui lutte et qui combat pour s’accrocher à sa vie, son espace, jouer au jeune qui veut avoir de beaux objets, toujours plus, sa cours autour de lui qui le flatte, et pourquoi pas… ? une jeune lionne de 20 ou 30 ans plus jeune que lui. Le combat sans issue commence. Oui, celui-là perdra tout, celui qui a tout misé sur sa vie, cette vie-là, on le dépossèdera de tout, dans l’humiliation. Et sa vie lui semblera un mirage voué à s’effacer. Regardez la fin du roi David ! Un naufrage ! C’est aussi le vieillard tourné vers son passé, qui ne parle plus que de lui, qui vous ressasse ses exploits de jeunesse, ses réussites anciennes… la vie s’est arrêtée, centrée sur lui. Il ne s’intéresse plus à la vie qui pousse à côté, il la juge du haut de son âge, alors qu’il lui faudrait l’écouter dans ses désirs, l’interroger, l’aider, s’intéresser à elle et lui transmettre l’humanité qui aurait pu se creuser en lui. Il y a celui dont la vie devient sans joie, répétitive, dont le sens disparaît. Celui qui pense pouvoir tout recommencer et redevenir la jeune pousse qu’il a été… bref, regardez autour de vous, les stratégies sont nombreuses, mais peut-être se résument-elles à cette formule : ‘’ils veulent garder leur vie, la conserver tel quel, et se rendent compte qu’elle s’écoule comme les grains de sable dans la main qui se ferme’’.

Ces passages se font souvent par petites transformations, peu à peu, parfois après une crise redoutable. La vie commence à prendre du recul, à entrer en soi, à ne plus être dans la nécessité de s’affirmer, d’occuper toujours plus d’espace, de responsabilités, d’activités, pour être au centre ! Elle se met au service, gagne en sagesse, aide la vie de l’autre à trouver son chemin. Non plus la vie qui conquiert, mais la vie qui consent, qui regarde plus en profondeur, qui entre en soi, qui se ressaisit d’elle-même, qui s’intériorise.

Mais c’est aussi la vie qui accepte d’être conduite pas un autre, d’entrer dans la confiance. Le moissonneur arrive. Le grain va être moulu, devenir farine, puis être mêlé à l’eau vive qu’un autre fait jaillir à un levain qui va faire lever la pâte. Et le bon pain doré, magnifique, nourrissant est là, qui n’a plus rien à voir avec la grain, mais qui, sans lui, ne serait pas. Il lui a fallu consentir à sa mort pour renaître à la nouveauté. ‘’Celui qui s’est détaché de sa vie, celui la retrouve en vie éternelle.’’ Seigneur, je le crois, tu veux que nous ayons la vie en plénitude en nous.

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