Par Eric de NATTES

Luc 24, 35-48

 Dans la suite d’Emmaüs

Dans ce récit qui fait suite à l’épisode des disciples d’Emmaüs, nous retrouvons, exposés différemment et pas forcément dans le même ordre, les quatre éléments fondamentaux de la rencontre avec le Ressuscité : Les frères (disciples ou apôtres) rassemblés le premier jour de la semaine (dimanche) qui parlent de Jésus en exprimant doute, tristesse, incrédulité, stupéfaction ou témoignage pour certains ; la présence (perçue immédiatement ou non parmi eux, qui les accueille tels qu’ils sont avec leurs sentiments du moment) avec le dialogue qui fait entrer dans l’intelligence, la compréhension des Écritures (intelligence qui concerne Jésus lui-même et sa place dans le dessein de Dieu de sauver les hommes) ; puis un repas partagé avec Jésus vivant ; enfin, un envoi en mission : « à vous d’en être les témoins ». Si l’on peut penser que certains des contemporains de Jésus ont pu faire une expérience exceptionnelle de la présence du Ressuscité, il est indéniable aussi qu’un schéma se met en place qui est celui d’une eucharistie : ce que nous vivons en cet instant.

Essayons de mieux comprendre ce que font les disciples rassemblés : ils ‘’font mémoire’’. Mais selon deux registres très différents. Dans un premier temps ils se souviennent et ne peuvent qu’exprimer leur déception, leur deuil, leur amertume. Il est mort, alors que nous pensions… C’est la mémoire envahie par le souvenir traumatisant (la Croix) qui a bouleversé le cours d’une vie et la fin que nous nous représentions. La mémoire fait ‘’machine arrière’’, elle reste bloquée sur le passé, elle fait le chemin à rebours comme nos disciples d’Emmaüs. Il n’y a plus de projection. Mais la mémoire fait parler et échanger. La parole se dit de l’un à l’autre. Et, comme à notre insu, la présence de celui qui est évoquée est déjà présente, mais comme voilée, sous la forme d’un fantôme du passé, encore inaccessible.

Et pourtant, parlant, se remémorant, la mémoire se fait aussi intelligence, compréhension. Elle commence à aller au-delà du simple souvenir traumatique et envahissant. Elle reconstruit. Le traumatisme devient un événement qui prend sens. Les cœurs se réchauffent, la vie est à nouveau suscitée. Mais au fond, ne nous avait-il pas dit qu’il fallait… Mais nous ne voulions pas l’entendre. La victoire de Dieu ne pouvait être que celle de la puissance de l’amour, de la foi, de la confiance placée en la puissance de vie du Père. Il ne pouvait s’agir d’une fuite de la souffrance pas plus que d’un écrasement des ennemis. Dieu est celui qui suscite la vie et la re-suscite. Pas celui qui l’extermine. Ou alors la prédication du Royaume n’avait aucun sens.

‘’Faire mémoire’’… Il ne s’agit donc pas uniquement de faire remonter des souvenirs ou des connaissances qui seraient figés dans le passé. De se rappeler. Non, faire mémoire, c’est donner sens à ce qui a été vécu, appris, entendu, mais qui jusqu’à présent n’avait pas livré toute sa signification. Faire mémoire ne consiste pas uniquement à ne pas oublier les hauts-faits du passé, mais à se les approprier pour en vivre aujourd’hui, en découvrir le sens, en plénitude. La mémoire en l’homme n’est pas un stockage d’informations du passé, comme une mémoire informatique. La mémoire est vivante chez l’être humain.

C’est le sens de l’anamnèse que nous allons chanter après la consécration du pain et du vin. Oui, il est grand ce mystère de la Parole qui se livre à notre intelligence, qui redonne vie et qui finalement prend corps au milieu de nous pour nous nourrir. ‘’Mon Seigneur et mon Dieu.’’ C’est ainsi qu’à chaque eucharistie chacun est appelé à revivre cette pâque, ce passage qui va de son état initial de doute, de tristesse ou de conviction, de son état de vie présent, pour accueillir, dans la foi, la Présence vivifiante. Alors notre fraternité prend corps. Nous devenons ce corps immense appelé à la vie par le Père et dont le Fils est la tête. ‘’À vous d’en être les témoins ! ’’

Amen ! Alléluia !

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