par Eric de NATTES

Jean 6, 41-51

Pain vivant :

Qu’est-ce que la vie ? Qu’est-ce qu’être un vivant ? Pas seulement être-en-vie, mais un vivant. Comment nourrir cette vie-là qui est en nous, afin que nous soyons des vivants et non pas simplement que nous restions en vie le plus longtemps possible. Ces questions traversent, nous l’avons vu, tout l’évangile selon St Jean, du prologue à la découverte du tombeau vide. ‘’Le Verbe de la Vie’’ s’est fait chair et a demeuré parmi nous. Il nous a communiqué cette Vie qu’il tient du Père. Cana et les noces de l’humanité : quel vin de la fête désirez-vous vraiment, pour quelle alliance avec la Vie en plénitude, celle qui comble de joie ? Quelle eau voudriez-vous retirer du puits, pour étancher quelle soif, est-il demandé à la Samaritaine ?

Et nous savons combien St Jean, pour interroger le cœur de l’homme, joue toujours sur le double-sens : l’eau du puits qu’il faut puiser et l’eau vive qui jaillit d’elle-même, le pain de froment qui nourrit après la moisson, sa mouture et sa transformation avec le levain, et le pain venu du ciel, Parole de la Vie qui apaise, fait entrer en soi et qui ouvre le chemin. Creusez vos faims et vos soifs, dit-il aux hommes (Nicodème) et aux femmes (la Samaritaine) et vous découvrirez combien cette vie qui passe et pour laquelle vous œuvrez avec tant d’ingéniosité pour créer de beaux pains appétissants et des vins succulents, peut faire signe en vous d’une profondeur que vous soupçonnez mais n’osez pas interroger. La vie de l’Esprit, la vie en plénitude, la vie ‘’éternelle’’ ainsi que St Jean l’appelle, ce qui ne signifie pas ‘’la vie après la mort’’, mais la vie en plénitude, celle qui est donnée, celle qu’il faut accueillir en entrant en soi pour la laisser jaillir et naître en soi, même toi, vieux Nicodème qui t’interroge à l’heure de ta vieillesse.

On devine combien ce chapitre 6 est une méditation profonde de la communauté de St Jean – on est à peu près 70 ans après la mort de Jésus de Nazareth – sur son identité. Qui est-il ? ‘’Nous le savons, répondent les juifs : Joseph est son père, nous connaissons bien sa mère. Comment peut-il dire : ‘’je suis descendu du ciel ?’’ Nous voyons, ici encore, l’effet du double-sens, cher à Jean : la filiation terrestre et la paternité de la Vie elle-même, celle du Père. Notons au passage les différences d’approche catéchétique entre Marc, que nous parcourons cette année, et Jean : si le premier ne parle jamais de Joseph pour laisser totale la question de l’origine de Jésus, Jean, lui, n’est nullement gêné de parler de la paternité de Joseph alors qu’il est sans doute l’évangéliste qui parle le plus du Père et de son lien avec Jésus, le Fils. Et ici, il ne cite pas le nom de Marie alors qu’il lui réserve les moments cruciaux de son évangile. Il s’agit donc bien de choix posés pour faire entendre un message. La méditation Johannique ne laisse aucun doute sur l’identité désormais reconnue par sa communauté, de Jésus, le Nazaréen. Le dialogue reprend les mots du prologue mais différemment : ‘’Dieu, le Père, nul ne l’a jamais vu sinon le Fils qui le révèle.’’ Ainsi Jésus vient de Dieu et retourne vers lui. Et dans cette descente/ascension, il livre la parole de la vie et se livre lui-même tout entier dans cette parole, comme un pain vivant qui nourrit. La Croix est anticipée comme don de la vie plus que comme sacrifice qui rachète.

Si l’évangile, la Parole laissée par le Fils, est bien celle qui attire vers la Vie, qui conduit vers le Père, ce même évangile ne peut venir que du Père, de la source de la Vie, dont l’envoyé, le Fils ne fait que répéter ce qu’il a entendu. Ainsi, pour St Jean, toute personne qui entend en elle la Vie, qui lui est attentive, qui l’écoute et lui obéit, ne peut que reconnaître lorsqu’il les entend, les paroles du Fils. C’est universel : ‘’quiconque a entendu le Père’’… Ce qui sera dit plus tard dans ce même chapitre, lorsque Simon-Pierre dira à Jésus qui interroge les 12 : ‘’vers qui irions-nous, tu as les paroles de la Vie ?’’ Pour St Jean, celui qui entend au plus profond de lui ce Verbe parler à son coeur et le nourrir, celui qui, écoutant, se met à l’école de cette parole qui transforme sa vie, alors celui-là, le Verbe de Vie demeure en lui et la Vie est en lui, ici et maintenant.

Parole entendue dans l’Esprit et nourriture que l’on mâche, que l’on assimile et qui donne vie, sont inséparables en St Jean. L’acte eucharistique ne peut séparer la Parole entendue et le signe de Cana, celui de l’alliance de la Vie éternelle avec l’humanité. Car Celui qui livre cette Parole de Vie se donne tout-entier, se livre lui-même, et attire à lui tous ceux qui l’écoutent, s’en nourrissent et en vivent à leur tour, les invitant à venir vers la source, vers le Père. Ce mouvement de la Vie, jaillissement de l’eau vive en nos profondeurs, descente du pain venu d’en-haut qui nourrit, il peut être en chaque instant pour chacun de nous, c’est ainsi qu’il est éternel. C’est la vie eucharistique. Ce que nous célébrons en cet instant, dans ce temps-ci et en ce lieu-ci, mais qui est de tout temps et de tout lieu.