Par Franck GACOGNE

Luc 14, 25-33

Franchement, je ne pense pas que Jésus était un bon « sergent recruteur » ! Parce que, vous en conviendrez, le plus sûr moyen de n’intéresser personne, c’est de leur dire ce que nous avons entendu : « Si vous ne renoncez pas à tout ce qui vous appartient, vous ne pouvez être mon disciple. » Alors en veut-il vraiment ?

Nous oublions parfois que la Parole de Dieu est tout sauf douceâtre et mièvre. Elle percute, elle tranche, et tant mieux car son but, c’est de ne pas laisser indifférent, elle demande une réaction, une réponse.

Nous avons entendu ceci : « de grandes foules faisaient route avec Jésus ; il se retourna et leur dit : « Si quelqu’un vient à moi sans me préférer à son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères et sœurs, et même à sa propre vie, il ne peut pas être mon disciple ». « Sans me préférer » à mes plus proches. Voilà déjà qui nous fait tordre le nez, mais c’est bien plus fort que cela, car en littéralement, le texte dit en réalité : « si quelqu’un vient à moi sans haïr son père, sa mère, sa femme, ses enfants… il ne peut pas être mon disciple ». Ceux qui ont rédigé la traduction liturgique voulaient sans doute la paix des ménages, mais ils ne nous aident pas à comprendre pourquoi l’évangéliste met dans la bouche de Jésus des propos si excessifs. Est-il nécessaire de haïr ses proches pour aimer Dieu ?

Jésus connaît les commandements laissé à Moïse : « Honore ton père et ta mère » (Ex 20,12 ; Dt 5, 16), il les rappelle d’ailleurs au jeune homme riche (Lc 18, 18-34) venu le voir et il se réjouit que celui-ci les observe déjà. Mais justement, il l’invite à aller plus loin, il l’appelle à dépasser cet amour évident ou naturel de ses plus proches pour un amour du prochain en suivant Jésus. Car suivre Jésus, ce n’est pas d’abord haïr ses « proches par le sang », mais c’est chercher à aimer son prochain. Et quand Jésus parle du prochain, il ne me parle pas de ma famille, mais il raconte la parabole du bon samaritain. Le prêtre, le lévite et le samaritain passe tous les trois à proximité de l’homme blessé au bord de la route, ils en sont proches, tout proche même. Pourtant il n’y a que le samaritain qui se fait le prochain de cet homme manifestant à son égard beaucoup d’amour. Le prochain, c’est celui qui ne m’est pas semblable : je ne l’ai pas choisi, c’est le plus proche de chez moi : mon voisin de bureau, mon voisin de pallier, celui que je croise sur le trottoir, la famille Rom au feu rouge.

Je crois que c’est une chance pour un quartier, pour une paroisse de ne pas rassembler que des semblables, mais c’est une chance qu’il faut entretenir car le naturel ne va pas dans ce sens. Je crois qu’il est de notre responsabilité de chrétien et de citoyen d’œuvrer pour cette mixité sociale, de la désirer pour notre quartier, notre collège, notre société, notre paroisse. Nous le voyons bien, la famille de Jésus est très hétéroclite : on lui reproche souvent de manger avec des publicains, des prostitués et des pécheurs. Quand on lui annonce : « Ta mère et tes frères se tiennent dehors et ils veulent te voir », il répond : « Ma mère et mes frères, ce sont ceux qui écoutent la parole de Dieu et qui la mettent en pratique » (Lc 8, 20-21). Dimanche dernier la parole de Jésus, percutante elle aussi, allait dans le même sens : « Quand tu donnes un déjeuner ou un dîner, n’invite pas tes amis, ni tes frères, ni tes parents, ni de riches voisins ; sinon, eux aussi t’inviteraient en retour, et la politesse te serait rendue. Au contraire, quand tu donnes un festin, invite des pauvres, des estropiés, des boiteux, des aveugles ; et tu seras heureux, parce qu’ils n’ont rien à te rendre : cela te sera rendu à la résurrection des justes. » (Lc 14, 12-14). Qui vais-je donc inviter samedi prochain au repas paroissial ?

Je pense en particulier à Mère Teresa canonisée aujourd’hui. Ce petit bout de femme a consacré sa vie à offrir un visage souriant et des soins aux délaissés et aux mourants de la rue à Calcutta. Offrir une dignité humaine à toute homme jusqu’au bout, c’est honorer et c’est imprimer le visage du Christ sur chacun. Nous savons que mère Teresa a traversé la nuit obscure et des doutes puissants dans sa foi, ce sont ses mains et son visage qui parlaient le mieux de Dieu.

L’amour des autres ne doit pas être l’obéissance servile à un commandement de Dieu. Il ne peut être que notre libre réponse à la mesure de ce que Dieu lui-même, le premier en Jésus, a déjà manifesté à toute l’humanité. Voilà comment être disciple, il n’y a pas de modèle prédéterminé, à chacun d’en choisir l’art et la manière. Cette attitude passe nécessairement par un élargissement de sa propre famille et sans doute aussi par des renoncements. Des choix qui certes peuvent être crucifiant. Mais c’est de la croix que jailli la Vie. Amen.