Par Franck GACOGNE

Matthieu 20, 1-16

« C’est vraiment dégueulasse ! » : réaction à chaud entendue d’un lycéen dès la lecture de cette parabole terminée. Invitez Jésus à la rencontre syndicale d’une grande compagnie aérienne : il proposera que le dernier bagagiste employé dans la compagnie reçoive autant que le commandant de bord qui a 20 ans d’ancienneté ! Jésus serait immédiatement convoqué au conseil des prud’hommes et je doute fort que sa proposition soit bien reçue ! Alors cette proposition serait-elle injuste ? Toute la question est là. Je vous propose un sondage à bras levé : qui pense que dans la parabole, l’attitude du maître de ce domaine envers ses ouvriers est injuste ? Qui pense que son attitude est juste ?

La réaction de ce lycéen : « C’est vraiment dégueulasse ! » au plus profond de nous-mêmes, c’est aussi la nôtre ! Mais au fond qu’est-ce qui nous fait réagir ainsi ? Car les premiers de la parabole n’ont pas été lésés puisqu’ils ont reçus précisément et exactement ce qui était convenus, et les derniers ont reçu « ce qui est juste » nous dit l’histoire, c’est-à-dire en fait la même somme. Comme le faisait remarquer Elodie cette semaine, le maître commence délibérément par donner le salaire aux derniers venus pour permettre aux premiers d’en être témoins de s’interroger. Alors voilà, bien qu’intérieurement satisfait de recevoir le salaire convenu, nous ne pouvons nous empêcher de vouloir comparer avec ceux qui en auraient moins fait, et espérer, sinon revendiquer une rallonge avant de crier à l’injustice. Car enfin comment ces derniers venus pourraient-ils bénéficier des avantages, des privilèges, de la reconnaissance, des honneurs que j’ai mis tant de temps à acquérir !

« Vas-tu regarder avec un œil mauvais parce que moi, je suis bon ? » Voilà la réponse inédite du Maître de la vigne. La bonté du Seigneur pour chacun de nous est bien déstabilisante, justement parce qu’elle ne nécessite pas de se gagner, elle n’est pas le dû de quelques méritants qui pourraient s’enorgueillir de la posséder. Sa bonté s’accueille comme un juste don, elle est gracieuse au sens d’un don gratuit sans contre partie, et elle n’attend en fin de compte que notre consentement tôt ou tard. Voici ce qu’on peut lire dans la lettre de Paul aux Romains au chapitre 4 : « Si un homme a accompli un travail, on estime que son salaire n’est pas une grâce, mais un dû. Au contraire, si quelqu’un, sans rien accomplir, a foi en ce Dieu qui rend juste l’homme coupable, Dieu estime qu’une telle foi fait de lui un juste. »

Je rapproche volontiers cette parabole à un passage de la fin de l’évangile de Luc, quand Jésus est crucifié. Les appelés de la première heure, c’est-à-dire les Apôtres, ont alors tous fuis par crainte d’être eux aussi arrêtés, et Jésus se trouve entourés de deux brigands sur la croix. L’un d’eux est ce dernier qui demande à Jésus : « Jésus, souviens-toi de moi quand tu viendras inaugurer ton Royaume ». Mais Jésus ne dit pas à ce dernier « attends un petit peu, d’autres ont répondus bien avant toi et ont plus de mérites ». Non, il répond à ce dernier : « Amen, je te le déclare : aujourd’hui, avec moi, tu seras dans le Paradis ». Il en est alors le premier bénéficiaire. Pas moins ou pas plus que les autres, mais seulement le premier chronologiquement parlant, parce que le premier au côté de Jésus à traverser la mort et avec lui sa résurrection. Il reçoit la vie de Dieu, pas 5, 10 ou 30% de sa vie selon son mérite. Non toute sa vie aujourd’hui et maintenant.

        Seigneur, quel qu’en soit le moment tu ne sais qu’accueillir avec joie tous ceux et celles qui répondent à ton invitation inlassablement réitérée à toute heure de notre vie. Seigneur Jésus, je crois que tu ne sais pas compter ! En réalité, ce qui est juste pour toi ce n’est pas de répartir tes dons selon les mérites des uns ou des autres ; mais c’est que tous aient le don, le maximum. Voilà ce qui est juste ! Tu ne sais pas fragmenter. Tout ce que tu as, tu le donnes au premier comme au dernier venu. Car cette pièce d’argent, c’est le Royaume, cette pièce d’argent, c’est tout ! Cette pièce d’argent, c’est Toi ! Amen.