Par Eric de NATTES

Luc 15, 1-32

« Brebis perdu ; Fils prodigue »

Avec les Evangiles s’inaugure une nouveauté assez dérangeante en fin de compte. Dieu vient nous sauver ! Toute son action, qui se dévoile désormais en Jésus, est de venir nous donner la vie. Pas simplement nous indiquer comment se comporter pour bien vivre ensemble. Pas la vie morale. Pas la vie en régularité vis-à-vis de la loi. Pas la vie en conformité avec la pratique religieuse. Non, nous communiquer La Vie en plénitude, la vie véritable, Sa propre vie. La vie qui peut se relever lorsqu’elle a chuté. La vie qui peut reprendre le chemin alors qu’elle s’était égarée dans des impasses. La vie qui peut renaître alors qu’elle semblait morte. En Jésus, dans sa prédication, dans son action, Dieu apparaît prioritairement là ! Là où la vie est précisément en danger de se perdre, de s’égarer, de se corrompre, de tomber dans le fossé, et finalement de mourir.

Est-ce que vous sentez combien la vision que nous avons de Dieu est vraiment différente lorsque Dieu est le garant de la loi, Celui qui va nous rétribuer en fonction de notre application ou non de la loi : c’est-à-dire nous récompenser et nous punir. Ou lorsque Dieu est Celui qui nous veut vivant, debout, renaissant, au cœur de notre chemin concret, qui est fait de chutes et de relèvements ; d’égarements et de ressaisissements ; de morts, de deuils et de renaissance.

Dans un cas, c’est l’ordre et le maintien de cet ordre, qui demeurent votre principal souci. Il s’agit de dénoncer les turpitudes, de rappeler sans cesse la règle et de montrer du doigt et d’exclure celles et ceux qui n’y correspondent pas. Il faut aussi protéger votre groupe, sa pureté. Vous êtes en danger d’être contaminé par l’impureté des autres. Voilà pourquoi des scribes et des pharisiens sont choqués de voir Jésus en compagnie des pécheurs et des publicains. Il se contamine en les fréquentant. Il prend sur lui leur impureté. C’est inadmissible pour un maître, un Rabbi.

Dans le second cas, le projet du Salut, la justice de Dieu prend un nom nouveau : l’agapê (l’amour = nous ne savons pas vraiment traduire ce mot en français). Un amour qui se compromet avec la vie véritable, compliquée, ‘’impure’’, pour reprendre une catégorie des pharisiens. Un amour sans conditions préalables qui ‘’met les mains dans le cambouis’’ de la vie véritable. Pas un amour sous condition qui regarde d’abord la vie ‘’en conformité’’. Le fils aîné de la parabole est très très en colère contre son père ! Et qui d’entre nous ne le comprend pas ? Lui qui a tout bien fait, selon la vie morale. Mais qui n’espère aucun retour à la vie de son frère. Lui qui l’a déjà exclu de la vie, de sa vie.

Chaque évangéliste, chaque rédacteur du Nouveau Testament, se bat avec ce rapport entre la loi, la norme, la règle, et l’action salvifique, de relèvement de la vie, telle qu’elle se révèle à nous de manière nouvelle en Jésus. Je pense à Paul, bien sûr : la loi ne nous a sauvé de rien, mais la grâce du Christ m’a saisi. Matthieu fait de même en mettant dans la bouche de Jésus les mots suivants : « je ne suis pas venu abolir un seul iota de la loi, mais l’accomplir ». Et pour Luc, le cœur de l’affrontement, de la tension est la révélation de la miséricorde infinie, inconditionnelle du Père, et qui devient comme son être même. Saint Jean aura cette formule : « Dieu est amour ». Telle est sa puissance. Cet amour qui devient vertigineux. Exaspérant d’injustice au regard de la simple rétribution.

Honnêtement, frères et sœurs, qui n’est pas, dans sa propre existence en tension entre ces deux pôles : la loi, la règle, la norme, et la miséricorde, le pardon ? Une part de la crise que traverse notre Eglise et de l’opposition qui se lève contre le pape n’a-t-elle pas pour origine cette tension ? D’un côté, l’Église perçue comme une maison d’accueil et de discernement, maison où l’on refait ses forces pour reprendre la route, de l’autre, l’Église, citadelle de la vraie doctrine, et de la norme morale.

Je souligne deux aspects des paraboles que nous venons d’entendre :

  • L’inlassable recherche de ce qui est perdu et donc, d’une certaine façon, mort ! À travers l’image pastorale de la brebis, ou matérielle, de la pièce d’argent. Le Père ne peut consentir à nous voir dépérir et même mourir en desséchant en nous ce qui est vital : la relation, le lien, l’attachement, au profit de ce qui est second : du plaisir facile, de la possession, de la reconnaissance trompeuse par le pouvoir… bref, tout ce que nous appelons péché. Il ne peut consentir parce qu’il est amour et qu’il sait que c’est la seule puissance susceptible de nous faire renaître à la vie véritable.

  • Refaire, re-tisser, re-nouer le lien, la relation qui était abîmés, voire qui semblaient morts. « Ton frère qui était mort, le voilà revenu à la vie ! » En prenant sa part d’héritage, le fils cadet avait tué symboliquement le père. On hérite habituellement à la mort. Et le père ne pouvait se résoudre à cette rupture. Car il savait bien au fond de lui, la mort que cela signifiait pour le fils. Il ne dit rien ! Il attend. Et lorsque le fils revient, penaud, misérable, il ne lui laisse même pas le temps d’aller jusqu’au bout de sa petite bafouille. C’est ce qui fait toute la différence entre l’aveu d’une faute morale et la confession du péché. Ce que veut dire le fils est raisonnable et se situe sur le terrain de la faute morale. « Je ne suis plus digne… est-ce que je peux devenir un de tes ouvriers ? » Or le père, lui, veut le réintroduire dans la filiation. Lui redonner sa dignité de fils. Car c’est là qu’est la vie véritable, et non simplement la vie morale. Ne pas comprendre cela, c’est s’interdire l’accès au Royaume, à la vie selon l’Évangile et au Dieu qui nous est révélé en Jésus.