Par Eric de NATTES

Matthieu 1, 18-24

Qu’est-ce qu’être juste ? À ses propres yeux ; aux yeux des hommes ; aux yeux de la loi ; aux yeux de Dieu. Thème essentiel de l’Évangile selon Saint Matthieu : « Jésus n’abolit pas un iota de la loi, mais vient l’accomplir »… « Si votre justice ne surpasse pas celle des Pharisiens »… « On vous a dit, Moi je vous vous dis »…

Et bien sûr, qu’est-ce qu’être juste dans une situation compliquée, voire inextricable. Car être juste par temps calme, tout le monde ou presque sait l’être. Mais être juste quand la tempête est là… Qu’est-ce qu’être juste dans une situation « irrégulière » comme on dit pudiquement ? Qui n’entre pas dans la règle, la norme. Et même, comme dans le cas présent, quand on a compris que cette situation pouvait engendrer la plus grande violence : la mort elle-même ! Puisqu’une femme adultère doit être lapidée, je vous le rappelle ! Et Marie, portant un enfant sans qu’on en connaisse le père, est assimilable à « ces femmes-là » comme le diront de manière très méprisante les scribes et pharisiens dans l’Évangile selon Saint Jean.

 

Joseph cherche, avec les ressources qui sont les siennes : la loi, la charité… comment articuler tout cela… et si possible sans perdre la face. Une répudiation donc, puisque c’est la loi ! Mais en secret pour ne pas commettre l’irréparable et rester charitable ! « Mais Joseph, le propre de la loi, c’est justement ne pas être secrète, mais tout au contraire publique. Et c’est bien! Le jugement doit faire sens pour tous et mettre tout le monde en garde. C’est ce qui est bon et bien et grand, dans la loi. Alors ? Dans ce cas présent ! »

 

Il faut plonger plus loin, plus profond. Écouter la voix qui ne peut pas parler dans cette logique-là, qui ne peut se faire entendre à la surface de la vie. Le sommeil, le songe… les grands classiques pour évoquer cette plongée en soi, plus loin, plus profond. Là où la conscience se fait dialogue, s’interroge vraiment. Là où l’être accueille plusieurs voix, s’il ne les a pas étouffées pour être tranquille. Et puis l’ange… voici une autre figure bien intéressante. La voix d’un autre, ou peut-être l’Autre qui passe par la voix de quelqu’un, proche ou non, et qui fait écho à ce qui vibrait tout au fond de nous !

Alors la lumière se fait !

Attention. La lumière ne veut pas dire qu’on a la solution. Ça, c’est l’application de la loi. Répudiation ; Condamnation ; Lapidation : fin de l’histoire ! C’est maîtrisé. On sait où l’on va. La lumière, cela veut plutôt dire qu’enfin on a compris pour soi-même, le chemin qu’il fallait engager. Mais nous ne maîtrisons pas du tout les conséquences qui vont avoir lieu, dès lors que nous allons entreprendre ce chemin. Sinon c’est une « balade » mainte fois pratiquée et qui nous procure du plaisir. Un chemin, nous n’en connaissons pas le terme, ni les paysages qu’il va traverser. Nous avons l’orientation et nous pensons qu’elle est la bonne, désormais.

 

La lumière… qui a éclairé le chemin nouveau… « Quand Joseph se réveilla… » Le mot est considérable. S’éveiller, c’est sortir de la nuit, du sommeil, d’une forme de mort, de passivité, d’inéluctable… pour reprendre en main son chemin. « Ô toi qui dors, éveille-toi, sois illuminé, d’entre les morts, relève-toi, le jour a brillé » chantaient les premiers chrétiens dans une hymne demeurée célèbre. Si j’insiste, c’est pour vous faire sentir combien les Évangiles ne limitent pas la résurrection, le relèvement, la renaissance, le retour à la lumière et à la vie, uniquement pour l’au-delà de notre mort biologique. Ce serait navrant. La puissance de vie du Christ est pour aujourd’hui, déjà ! Dans cette situation inextricable, où allait donc être la vie véritable ? La vie telle que Dieu la souhaite pour nous ? Joseph a trouvé la voie. Un chemin inédit et qui va l’engager lui-même. Le voilà désormais, si je puis dire, « re-né », né à nouveau. Sa vie ne sera désormais plus la même. Il a franchi la barrière de sa peur.

 

Quelles peurs ? On peut en percevoir deux. La plus immédiate, le peur de la réprobation sociale. De la loi. Une naissance hors le cadre du mariage. Quelle honte pour un homme qui n’a pas su « tenir sa femme » comme disent les « braves gens. » La risée de tous ! Et puis l’opprobre du parfum de scandale pour la femme. On ne peut se laisser contaminer par cette infamie ! Vous savez tous combien cette peur est immense. Si vous saviez combien elle est tapie en chacun de nous ! « Ne crains pas de prendre chez toi Marie, ton épouse. »

Une autre peur, moins immédiate à discerner, plus complexe… un enfant qu’entoure un voile de mystère. Peur d’assumer une paternité à l’égard de ce qui ne vient pas de soi ! En serais-je capable, digne ? Est-ce à moi de le faire ? Qu’est-ce qu’être père ? « Ne crains pas Joseph de prendre l’enfant qui est engendré de l’Esprit. C’est toi qui lui donnera son nom : Jésus. »

 

Alors, quel est donc le chemin nouveau, l’autre voie, lumineuse, une fois chassée la peur ? D’abord Joseph, c’est celle qui t’engagera, toi. Tu ne seras pas mis à l’écart de la solution. Et la vraie justice a un prix pour soi. On ne peut s’en dédouaner. Ensuite, oui, tu prendras sur toi l’opprobre qui ne manquera pas de tomber sur ton épouse. Ainsi est l’amour véritable. Qui prend sur lui aussi la charge de l’autre, le poids de son existence. Et le mystère qui t’effraie, celui d’une vie qui ne vient pas de toi, cela aussi tu le prendras sur toi. Tu seras le berger d’une vie dont tu n’es pas l’origine. N’est-ce pas une dimension de la paternité ?

 

Voilà pourquoi, Joseph, tu t’es ajusté à la sainteté du Dieu que tu sers. Lui qui va porter la l’opprobre de l’humanité, être identifié au criminel, jugé comme tel. Et pourtant, disait déjà le prophète : « c’était nos douleurs, nos péchés qu’il portait, comme un serviteur souffrant. »

Saint Joseph, comment ne pas te confier tous les pères de ce monde pour qu’ils chassent de leur cœur la peur, pour qu’ils adoptent les enfants de ce monde comme les leurs, et que cesse alors leur violence. Pour qu’ils deviennent les bergers de la vie naissante, fragile, qui se donne entre leurs mains. Implorant qu’ils l’adoptent et la protègent.