Par Eric de NATTES

Luc 19, 1-10

Zachée

Illustration de la parabole de la brebis perdue. Mais cette fois dans une rencontre concrète, avec un homme réel, au milieu d’une foule d’hommes et de femmes, pas d’un troupeau de moutons. Le bon pasteur est celui qui connaît ses brebis et dont les brebis reconnaissent la voix, nous dit Saint Jean. Il est celui qui est prêt à laisser les 99 qui sont dans la bergerie pour aller à la recherche de celle qui s’est perdue, nous racontent Matthieu et Luc.
Et l’on voit que la justice de Dieu, pour le dire ainsi, est inattendue pour nous. La manière dont s’exerce sont jugement peut s’avérer dérangeante. Car elle dépend du regard que Dieu pose sur chacun de nous. De la profondeur de ce regard. De ce que ce regard cherche en chacun de nous pour le ramener à la lumière. Et finalement de l’objectif que Dieu désire atteindre en chacun de nous, sans détruire notre liberté, car alors, il n’y aurait plus d’amour.

Zachée, un homme en pleine contradiction : il est chef, mais il est « petit » nous précise l’Évangile. Il est riche, mais sa richesse ne le fait pas apprécier des gens, C’est tout le contraire. On sent qu’il est détesté. Il est dans la foule, mais on voit qu’en réalité, il ne fait pas corps avec cette foule, il en est exclus. Zachée est un homme isolé. C’est même intéressant de constater que cette foule fait écran, pour lui, qu’elle ne le porte pas, puisqu’il est obligé de grimper sur un sycomore pour « voir », lui aussi. Enfin, Zachée est un homme que la richesse n’a pas comblé. Il cherche quelque chose, quelqu’un ? Il ne sait pas très bien encore. Son cœur est insatisfait.

Et vous frères et sœurs : vous sentez-vous dans le foule, faisant corps avec elle, à votre place en son sein ? En partagez-vous ses opinions, voire ses jugements ? Est-ce que cette foule rassemblée, vous estimez qu’elle vous aide à voir ? Et à voir qui ? Ou bien faites-vous semblant d’en partager les enthousiasmes et les élans, par mimétisme social ? Ou bien sentez-vous un décalage avec cette foule ? Quelque-chose qui vous en isole ? Ou qui vous met à part ? Voire, sentez-vous de l’hostilité, de la crainte, de la méfiance vis-à-vis de cette foule ? De votre part ou de la sienne d’ailleurs ! Et en cet instant, comment vous jugez-vous ? En attente de quelque-chose, de quelqu’un, d’une rencontre ? Ou en simple curiosité de ce qui se passe. Votre existence, la jugez-vous satisfaisante ? Si oui, pourquoi ? Si non, pourquoi aussi ? Qu’est-ce qui manque, dans cette existence ? Ses questions, à mon sens, sont déterminantes pour comprendre la suite du récit.

Sans ces questions, peut-être faisons-nous comme un certain nombre de personnes dans la foule, nous glissons à la superficie des choses, sans jamais vraiment vivre l’événement. Comme à une messe où la foule se rassemble et dont certains, en sortant, commente l’homélie du prêtre, l’animation du chant, mais comme s’ils étaient en définitive extérieurs à tout cela et sans attente véritable.

La foule est venu voir, mais quoi ? Zachée est venu voir, mais qui ? Jésus passe et voit. Il est venu sauver ce qui était perdu et non pas le condamner. Quelle puissance y aurait-il pour le « Tout-Puissant » à rayer de la carte ce qui ne va droit son chemin ?Jésus cherche donc le désir enfoui. L’étincelle, qui, peut-être, demeure encore, de vivre et d’aimer. Car il sait que telle est la loi inscrite au cœur de l’humain. Zachée ne se fait aucune illusion sur sa condition. C’est un publicain : un collecteur d’impôt (le chef même !) pour l’ennemi, l’envahisseur. Haï par une foule qui vit l’humiliation et l’écrasement économique chaque jour. La France a connu cela. Avec tout le cortège de médiocrité, de vice et de crime que cela engendre : marché noir, collaboration, dénonciation anonyme, désir de vengeance, meurtre et enfin frustration qui se déchaînera au jour de la libération. Zachée est le miroir grossissant de ce qu’il y a de pire en nous lorsque nous vivons collectivement l’humiliation. Il y a des raisons de le haïr.

« Mais pas de le condamner », définitivement en tout cas. Tel est donc le regard de Dieu sur nous. C’est choquant, à vues humaines. Jésus pressent semble-t-il, qu’il y a encore un désir en Zachée qui peut le faire revenir à la surface de la vie véritable. C’est donc ce que Jésus ira chercher. En s’invitant. En allant précisément vers celui-là. Qui est perdu en l’instant. Et non vers les 99 qui sont ensemble.

Si le regard moral n’est pas faux, il n’atteint pas cependant quelque chose de plus profond en nous, là où se situe notre capacité de nous perdre ou d’être sauvé. De mourir ou de revenir à la vie. Ainsi, si nous n’offrons à Dieu que la face émergée de nos comportements moraux, sans aller voir un peu plus profond, ce qui les motive, ce que nous sommes dans nos désirs profond, y aura-t-il possibilité pour nous d’être sauvé ? Offrir à Dieu notre désir véritable, celui qui fait souffrir parce qu’il dit notre manque, notre attente insatisfaite, notre volonté de vivre, c’est lui permettre de nous dire : « aujourd’hui je viens chez toi ». Sinon, nous resterons la foule qui l’acclame, qui le regarde d’un peu loin, qui récrimine, qui fait écran pour d’autres, qui demeure dans ses jugements, et qui se demande pourquoi Dieu ne fait rien pour elle, sinon passer…