Par Eric de NATTES

Luc 23, 35-43

Année Saint Irénée ! Une manière de découvrir notre patrimoine spirituel, si riche. Car notre deuxième évêque de Lyon est un homme venu du Moyen-Orient. Enfant, à Smyrne (l’actuel Izmir en Turquie), il a écouté son vieil évêque, Polycarpe, prêcher. Et Polycarpe, nous dit-il, a entendu Saint Jean et les témoins oculaires du Seigneur Jésus. C’est dire la proximité d’Irénée avec le temps du Seigneur et des apôtres ! Irénée a vu la persécution des chrétiens de Lyon. Il va succéder à Pothin, le premier évêque. Et il va écrire un livre remarquable qui nous est parvenu. Il rédige la première synthèse de la foi chrétienne. C’est un témoignage irremplaçable. Durant cette année Saint Irénée, je me suis engagé à faire découvrir des aspects de son enseignement. Il se trouve qu’aujourd’hui, par le passage que nous avons écouté de Saint Paul qui s’adresse aux chrétiens de Colosse, une idée se fait jour, que notre évêque va reprendre dans son enseignement : Jésus, le Christ récapitule l’humanité et la création tout-entière. Mais pour comprendre cette récapitulation, il faut faire un détour par la vision qu’Irénée a de la création.

 

Pour nous, la création, c’est un peu comme un « produit fini » et qui attend sa fin. Ce n’est pas du tout la vision d’Irénée. Pour lui, la création continue. Nous sommes sans cesse en étant de création. Et il y a donc en l’homme, créé à l’image et la ressemblance de Dieu, une indétermination, un inachèvement, une zone importante de progrès où l’homme, si l’on peut dire, doit se conquérir lui-même. Comme si, être un humain, c’était en réalité le devenir peu à peu. Comme si l’on naissait à l’état d’ébauche pour que se façonne peu à peu notre être véritable, avec notre concours. Car c’est ainsi que nous sommes image et ressemblance de Dieu : par notre liberté, les choix que nous posons, par notre intelligence qui discerne et apprend à reconnaître bien et mal, notre capacité, en fin de compte, à devenir ce que nous sommes, au cœur de l’existence, avec ses épreuves. Sans le douloureux exercice de la liberté, de l’intelligence, des choix à poser dans le discernement, comment pourrions être ce que nous sommes appelés à devenir : des fils et des filles du Très-Haut, à partager la Vie qui est la sienne ?

Dans ce lent travail qui s’opère à l’intérieur de nous-même, avec notre intelligence et notre liberté propre, nous ne sommes pas laissés à l’abandon. Comme un Père qui tient son enfant dans ses bras, fragile, démuni, livré aux influences, et qui sait bien que cette création n’est pas achevée, qu’il va falloir l’aider à devenir homme, Dieu aussi nous tient par les mains pour nous redresser, Dieu nous parle pour nous enseigner, Dieu sollicite le meilleur en nous : notre capacité d’aimer.

 

Alors bien sûr, il sait que comme tout enfant, nous allons tester son amour pour nous, nous allons nous rebeller contre notre origine, voire le défier, ce Père de qui toute vie tient son origine, nous allons nous détourner de lui, orgueilleusement, pour lui signifier que nous n’avons plus besoin de lui, parfois commettre ce qui va nous sembler irréparable, pour le dire d’un mot : nous allons « pécher ». Mais chez Irénée, le péché n’est pas dramatisé. Il est comme l’erreur de jeunesse de l’homme. L’orgueil de l’adolescent qui veut désormais vivre sans plus dépendre de son Père.  Adam, c’est comme l’ébauche de l’homme, l’homme enfant, qui exerce tellement maladroitement sa liberté et son intelligence naissante. Mais en réalité, ça y est, le processus par lequel le « bébé Adam », chacun de nous, va devenir homme, c’est-à-dire pour Irénée, image et ressemblance de Dieu, est à l’oeuvre. Il est en création, plutôt que créé.

 

Nous pouvons désormais mieux comprendre les mots de Saint Paul dans ce passage de sa lettre aux Colossiens. Le Père est le Dieu invisible, celui, nous dit Saint Jean, que nul œil n’a jamais vu. Mais, et je reprends ici une très belle image d’Irénée, pour modeler sa création le Dieu invisible a ses deux mains qui sont le Fils Unique, le Verbe de Vie dira encore Saint Jean, et l’Esprit Saint.

Jésus, le Fils Unique du Père, son Verbe de Vie par qui il a tout créé, est l’image du Dieu invisible nous dit Saint Paul. Comment comprendre que Jésus, le Christ, récapitule l’humanité tout-entière, la rassemble, l’unifie ? Nous pourrions dire que lorsque nous contemplons Jésus-Christ, nous discernons les traits de ce qu’est l’homme véritable. C’est comme si nous pouvions répondre à la question du vieux Diogène qui cherche un homme en plein jour avec portant une lanterne. Nous pourrions lui répondre : « nous l’avons trouvé », c’est Jésus. Il est l’humain pleinement accompli. Nous qui cherchons des modèles auxquels nous identifier, comme tout enfant et adolescent, nous pourrions dire : « alors regarde Jésus, tu as le modèle de l’homme ».

Mais plus encore, nous pourrions répondre aussi à la question : si Dieu était parmi nous, ce Dieu invisible, à quoi ressemblerait-il ? Que ferait-Il ? Comment agirait-il ? Que nous dirait-il ? Nous pourrions répondre : il serait exactement comme Jésus, il parlerait comme lui, il agirait comme lui. Car il est Jésus, le Christ. Celui qui vient du Père. Jésus est comme le modèle que le Père a engendré de toute éternité, pour modeler l’homme. Saint Paul dit : « tout plénitude habite en lui ». Il est l’homme total, l’homme réconcilié, l’homme parvenu à son achèvement.

C’est ainsi que Paul dira aussi qu’il est le premier né. Pour nous, les humains, il est comme le frère aîné d’une multitude de fils et de filles à qui il montre le chemin pour devenir ce qu’ils sont vraiment : les fils et les filles du Dieu invisible. Celui qu’en Jésus nous pouvons nommer en vérité : « Père », abba, papa. Alors Paul développe des images parlantes : il est la tête du corps, la tête de l’Église. Et la tête entraîne tout le corps avec elle, elle le guide.

Irénée méditera particulièrement Paul et Jean pour penser sa théologie du Salut. C’est-à-dire comment Dieu nous relève et nous mène à la vie, dans son Royaume ainsi que le dit encore Saint Paul.

La scène que nous venons de contempler par la lecture de l’Évangile selon Saint Luc. Jésus sur la Croix est, paradoxalement, l’homme véritable, réconcilié, en qui toute violence a disparu. L’homme désarmé devant son frère en humanité. Il est celui qui montre que la vie est offrande. Il prend sur lui la violence du frère pour mourir à la violence. Et parce qu’il est cet homme véritable, image du Dieu invisible, il est le Fils du Très-Haut, « parfait, comme le Père du ciel est parfait ». Il entre donc dans son Royaume, dans la vie qui est la sienne depuis toujours, en communion totale avec le Dieu invisible. Et il attire à lui tous ceux qui verront, entendront, comprendront : « Jésus, souviens-toi de moi quand tu viendras dans ton Royaume ».