Par Eric de NATTES

Luc 14, 25-33

« Me préférer à ta propre vie ! »

« De grandes foules faisaient route avec Jésus… » Le tableau pourrait faire rêver…Mais que cherchent ces foules : un leader populaire qui fait des promesses alléchantes ? Un faiseur de miracles ? Un Messie politico-religieux ?

C’est toujours le malentendu (au sens profond de ce mot) entre les foules et Jésus dans les Evangiles. Elles aiment être épatées par le miracle et ne comprennent rien au signe, comme l’œil de l’idiot qui s’arrête sur le doigt et non sur ce qu’il montre. Elles aiment être transportées par une parole qui les réchauffe et pourtant elles repartent le cœur vide. Elles crient avec enthousiasme leur admiration un jour et hurlent leur haine le jour suivant. Elles se font manipuler avec une faciliter déconcertante.

Alors aujourd’hui Jésus n’y va pas de main morte au cas ces foules se feraient l’illusion qu’elles le suivront jusqu’au bout… Tu parles ! Nous, nous connaissons la fin de l’histoire… Suivre un gagnant, tout le monde sait faire… continuer à faire confiance à un perdant, c’est contre-nature !

 

Paroles radicales, tranchantes, dérangeantes, excessives… « Si tu ne me préfères pas à ton père, ta mère, ton frère, ta sœur, ta femme, tes enfants et même ta propre vie !!! Passe ton chemin ! N’est-ce pas ce qui nous paraît indépassable, absolu ? Les liens de la chair et du sang et ceux de l’amour conjugal… Comment peut-on relativiser cela ? Et si c’était ‘’cela’’ que Jésus venait interroger ? Précisément. Toujours se rappeler ce principe de lecture des Évangiles : Jésus veut mon bien puisqu’il m’aime. Il veut que j’aie Alors comment interpréter la parole qui me dérange, voire me choque ? Non pas pour l’affaiblir (en faire un jus pieux sans saveur) mais pour comprendre en quoi cette parole peut me faire grandir, comment elle peut m’affermir dans la foi et tout simplement dans la vie ?

 

Ces paroles me rappellent que la foi est d’abord un lien, un attachement, une confiance mise en une personne. Elle n’est pas d’abord une adhésion à une doctrine, à des principes moraux. La foi, c’est une relation, une relation vivante. Ce que tente de dire nos ‘’Credo’’ à travers la formule « Je crois EN… » et non pas ‘’À’’. On croit en quelqu’un. Pour exprimer le lien de confiance placé en cette personne. Et si cette relation est vivante, alors elle engage… un chemin, une alliance, une vie en fraternité, en amitié, en amour pour le dire de ce mot qui peut paraître ambiguë pour l’instant.

C’est donc toujours en mouvement, une relation. C’est fort et fragile. Incroyablement proche et parfois si lointain. Cela se nourrit par le dialogue, les visites, le partage de la vie etc…

 

Si la foi est un lien avec Jésus, son Évangile, sa Parole vivante en nous, celle qui nous permet le dialogue en nous-même, alors on comprend pourquoi la foi ne saurait se placer sur le même place que les biens auxquels nous tenons, mais qu’en réalité nous possédons ou qui nous possèdent parfois. On ne possède pas un lien, un amour, une amitié… on la vit au jour le jour. Ainsi, si tu veux privilégier le Bien, dans ton existence (la confiance en quelqu’un, la relation, la foi) alors il te faudra renoncer aux biens multiples, aux possessions comme lieu de ta confiance, de ta mise en sécurité, comme ce qu’il y aurait de plus précieux dans ton existence. Tu fais fausse route. Voilà un premier enseignement me semble-t-il. « Là où est ton trésor, là aussi est ton cœur. »

 

Ensuite, par ce verbe « préférer » Jésus pose une redoutable question pour chacun. Aimer, n’est-ce pas hiérarchiser ? Mettre de l’ordre puisqu’il s’agit de choisir. Choisir n’est-ce pas se dire à soi-même une préférence ? Une préférence, si elle est consciente et assumée : c’est un choix qui fixe un ordre. Même si l’on voudrait que cela n’ait jamais à venir à la lumière parfois. Nous avons si peu envie de choisir souvent. Mais c’est impossible dans la vie véritable ! Il y a toujours – malheureusement ? – l’instant où notre choix – ou non-choix – va révéler notre attachement, notre volonté, notre enracinement, notre lien : sa force et sa fragilité. Ou au contraire l’incroyable légèreté de nos liens, de nos attachements, de nos choix.

  • Qui aimes-tu ? Par-dessus tout ? Y a-t-il un ordre dans ton amour ? Ou pour le dire autrement, y a-t-il un amour qui enveloppe tous les autres et leur donne leur consistance, leur clarté, leur vie, leur profondeur ?

  • Sans cela, n’es-tu pas comme ce roi qui part en guerre sans avoir compté ses troupes et qui ressemble à un enfant qui joue à la guerre ? Es-tu bien préparé aux orages et parfois aux ouragans de la vraie vie ? Aux combats que tu vas devoir mener ? Etrange humain qui pour ses affaires matérielles prend le temps de la réflexion et qui s’interroge peu dès lors qu’il s’agit pourtant de son existence elle-même.

Crois-tu que l’amour n’est que du sentiment ? Qui n’implique pas ton engagement, ton choix, ta volonté, ta fidélité. Aux heures de tentation, aux heures d’épreuves, tu verras combien l’amour est bien plus profond encore qu’un sentiment. Qu’il requiert l’engagement de tout ton être. Si tu ne veux pas savoir cela et y réfléchir, tu ressembles au roi parti à la guerre sans compter ses troupes.

 

Je pense en cet instant à Thomas More, Chancelier du Royaume d’Angleterre, que sa fille adorée vient voir en prison et qui le supplie de signer l’acte d’allégeance à Henri VIII… Avec le sourire, un humour britannique indéracinable, et plein de compassion pour sa chère fille qui lui dit « mais papa, ils l’ont tous fait ou presque – tous les évêques d’Angleterre derrière leur roi, à part celui de Londres : John Fischer ! »… Thomas lui dit qu’il ne peut pas. Même devant cette fille, sa fille adorée, son enfant chérie avec qui il parlait si librement comme bien peu de pères au XVIème siècle, dans une éducation incroyablement libérale pour l’époque, il ne peut pas ne pas écouter sa conscience et la voix qui dialogue en elle : celle de l’Evangile, du Christ Jésus. Là est son absolu, son indépassable, son horizon, ce sur quoi aucune puissance ne pourra l’emporter, pas même la peur de la mort, pas même l’incompréhension de son épouse, de sa fille qu’il place pourtant dans une situation périlleuse. C’est un exemple, mais l’humanité en recèle tant d’autres !