Par Eric de NATTES

Luc 14, 1. 7-14

Premières places

  • Enseignement qui se fait à l’occasion de la vie. Certes Jésus enseigne ses disciples, à part ou avec les foules. Mais très souvent, une rencontre, une scène de la vie ordinaire est l’occasion d’un enseignement. C’est une caractéristique des Evangiles et de la manière de se situer de Jésus. Le Royaume, puisque c’est ainsi qu’il est appelé dans les Evangiles, n’est pas déconnecté de notre vie quotidienne. Il prend racine en elle pour s’épanouir en vie pleine, en vie véritable. Malheureux – oserais-je dire – celui ou celle qui a besoin d’extraordinaire, de merveilleux, de miraculeux pour penser que Dieu est présent, pour goûter Sa présence, pour le croire à l’œuvre en ce monde, car il ou elle passe à côté de Sa présence douce et enseignante dans l’ordinaire de l’existence. Il arrive bien sûr que le Royaume se dessine en négatif par rapport aux habitudes mondaines. C’est le cas aujourd’hui, nous allons le voir.

  • Lorsque nous entendons « Royaume », essayons de nous sortir d’une représentation spatiale et d’une forme de gouvernement monarchique absolu. Le Royaume est beaucoup plus une qualité de relation, une communion avec Dieu qui influe sur notre communion entre nous tous. Ce qui est au fond essentiel au bonheur de notre existence. Habiter Versailles dans un jeu de relations mondaines faussées, tordues, dangereuses, n’a jamais apporté le bonheur, la vie véritable. En revanche, une chaumière peut-être un royaume de communion entre ses habitants.

  • Aujourd’hui c’est un signe important du Royaume que nous observons : un repas. Et en plus, un repas de Sabbat ! Un repas rituel, appelant à tout laisser de nos activités en ce monde pour nous concentrer sur le repos en Dieu. Repos bienfaisant qui nous recrée. Jésus est là, il observe. Un peu comme si aujourd’hui il était venu observer notre repas dominical, notre eucharistie. Notre repas à nous, ritualisé, censé nous nourrir de la présence de notre Dieu par la présence des frères (deux ou trois réunis en mon nom, je suis là au milieu de vous), par sa Parole (celui qui demeure dans ma Parole connaît la vérité et la vérité vous rendra libre), enfin par le signe du pain et du vin eucharistié qui nous incorpore à Lui (qui mange ma chair et boit mon sang aura la vie en lui).

  • Au fond, deux choses marquent Jésus en négatif : le besoin d’être aux premières places et la volonté du donnant/donnant. Deux réflexes mondains courants dans notre art de la table.

  • 1°) Besoin d’être aux premières places. J’appelle cela parfois le « besoin de surface » pour se sentir exister. Mais là, il faut être prudent dans notre manière de l’interpréter. Je me méfie de la religion triste. Celle qui vous ôte tout plaisir de vivre. Celle qui tend à vous faire croire que plus c’est douloureux ou frustrant, meilleur c’est ! Nos Grands-Parents en ont tellement mangé de cette religion-là qu’ils ont commencé à déserté massivement le repas eucharistique précisément. Se prendre une leçon de morale tous les dimanches en repartant avec le sac à culpabilité rempli à ras-bord ne les a plus vraiment nourris. Il ne s’agit pas de jouer à l’humble en sur-jouant le misérable, le petit, le triste. Non ! C’est peut-être bien Ben Sira qui nous donne la clef avec sa maxime de sagesse : « l’idéal du sage, c’est une oreille qui écoute ». La « première place », c’est être plein de soi-même. Ce qu’on appelle autrement le combat des egos. Occuper toute la place. Être fermé d’avance à toute écoute, attention, de la présence de l’autre. Une attitude qui interdit la rencontre, et a fortiori qui empêche toute communion. Si tu penses que la chose la plus intéressante en ce monde est ton ego, ta personne, alors tu vas passer à côté de la plus grande joie : le lien, la relation, la communion. Le Royaume semble aux antipodes de cette attitude. Et, je le répète, Jésus le dit pour notre bonheur et non pour nous rendre peu à peu comme des frustré de la vie, des aigris de l’existence. Mais au contraire, il nous veut vivants.

  • 2°) La deuxième attitude : sous couvert de repas de Sabbat, vous cultivez un art de l’entre-soi. Vous vous retrouvez parce-que vous pouvez vous rendre la politesse. « Dis-donc ça fait longtemps qu’on a pas invité les « machins » et c’est pas eux qui nous ont invités la dernière fois ? » Un art mondain de la table. Et vous transposez cela dans le repas qui devrait être signe de la présence au milieu de vous de Dieu ? Alors là, vous faites fausse route ! Parce qu’avec Dieu vous ne saurez jamais rendre. Que voulez-vous lui rendre ? La vie ? Dieu est dans le don. Et le don n’attend pas la réciprocité. Le don ne peut qu’inviter l’autre à entrer dans le don lui-même. Il n’attend pas le retour. Ou s’il l’attend, c’est que ce n’est plus un don.

  • Là encore, entendez bien ! Je ne dis nullement qu’il n’est pas bon d’avoir un réseau d’amis, de s’inviter, de veiller à la réciprocité. C’est bon. Mais confondre cela avec l’attitude de Dieu vis-à-vis de nous : qui nous donnerait parce qu’il attendrait en retour que nous lui donnions, c’est le début d’une relation complètement faussée à Dieu. C’est instrumentaliser son amour gratuit et total pour nous. Se profile alors à l’horizon le père fouettard qui attend nos bonnes actions sans quoi le malheur va nous tomber dessus. Le Dieu de la rétribution.

  • Seigneur, nous regarderons de près nos eucharisties. Sont-elles signes de Ta présence ? Sont-elles invitantes pour tous ? Evitons-nous l’écueil de l’entre-soi ? Ouvre-moi Seigneur, ouvre mon être pour que je devienne écoute, que je participe à cette joie de faire entrer l’autre dans ma vie.