par Eric de NATTES

Matthieu 18, 15-20

Les règles de la vie communautaire

La page que nous venons d’entendre vient après l’épisode de la Transfiguration. Dieu ne peut-il se révéler que dans le grandiose d’un signe réservé à quelques-uns ? Justement non ! Cette montagne, ce lieu de rencontre intime, possible et transfigurant avec le Seigneur, il a fallu en redescendre.

C’est désormais dans l’ordinaire de la vie communautaire, dans la joie et l’épreuve, que se révèle l’amour évangélique, l’agapê. Sinon, de quoi parlerions-nous quand on parle d’amour ? Ensuite, n’oublions pas que la parabole de la ‘brebis perdue’ précède ces règles des conflits dans la vie communautaire. Il y a plus de joie à retrouver la brebis perdue, qu’à contempler les 99 qui ne se sont pas égarées. On pourrait transcrire ainsi : il n’y a aucune joie à dénoncer publiquement le péché d’un frère. Alors qu’il y a grande joie à l’amener par la douceur à changer d’attitude et à pouvoir vivre avec lui la réconciliation. Ainsi donc :

« Si ton frère a commis un péché contre toi… » Je me demande si beaucoup de choses ne sont pas déjà dites dans ces quelques mots. C’est toujours dans la plus grande proximité que nous nous blessons le plus fort. L’évangile ne dit pas : ce ‘’bon à rien’’, cet ‘’étranger’’ qui a péché contre toi. Mais bien : ‘’ton frère’’. Tu es bien placé Seigneur pour savoir que la douleur la plus grande vient de la trahison de celui qui a partagé ma vie, mes convictions, ma foi, la communauté dans laquelle je célèbre ton nom. Et pourtant, il reste mon ‘’frère’’, ma ‘’sœur’’. Est-ce bien dans cet état d’esprit que j’aborde un possible chemin de réconciliation avec lui ? Sans doute est-ce primordiale. Et cela change tout aux mots que nous employons, à notre regard, à notre souffrance que nous ne transformons pas immédiatement en mal contre le ‘’frère’’ pourtant pécheur. Ce n’est plus un justicier, un redresseur de tort, mais un frère qui s’adresse à un autre. Un frère, blessé, mais un frère quand même.

« Va lui faire tes reproches seul à seul. » Dans cet horizon de l’amour fraternel, il ne peut être question de répandre l’offense, mais d’abord de tout faire pour la régler seul à seul. Il faut bien reconnaître que cette première démarche nous fait parfois défaut et qu’il nous arrive de nous empresser d’en parler au lieu de garder ce ‘’seul à seul’’ si nécessaire.

« S’il ne t’écoute pas, prends avec toi une ou deux personnes. » La médiation. La capacité de compter sur les bons offices de quelqu’un. C’est la force de ne pas être seul, la force de la communauté. C’est parfois nécessaire pour faire entendre à l’un comme à l’autre, avec d’autres mots, un autre regard, ce qui a été blessé.

La finale – « S’il refuse encore d’écouter l’Église, considère-le comme un païen et un publicain » – pourrait faire penser à jugement définitif. Je me dis qu’il n’en est rien. Il n’est qu’à voir comment les païens et publicains sont mis en scène dans les évangiles. L’attention que le Seigneur leur porte pour leur faire entendre une parole de réconciliation, de dignité qui peut les amener à changer. « Dieu ne se réjouit pas de la mort du pécheur, mais il veut qu’il se convertisse et qu’il vive. » N’est-ce pas aussi une manière délicate de dire au frère blessé : ‘’laisse à Dieu le jugement définitif’’. Toi, tu as fait ce qu’il fallait pour la cohésion de la vie de la communauté. Mais son chemin, son avenir avec Dieu, comme le tien d’ailleurs, ne le lie pas à ton ressentiment. Sois toi-même libéré en quelque sorte, réconcilié par le chemin que tu as tenté.

La parole : « Tout ce que vous aurez lié sur la terre sera lié dans le ciel, et tout ce que vous aurez délié sur la terre sera délié dans le ciel » qui s’adresse cette fois à chacun et non pas seulement à Pierre, n’est-elle pas une invitation pressante à laisser un chemin possible ? À ne pas fermer, lier, en soi comme en l’autre, un possible devenir ? Sur terre – pourquoi pas ? – comme au ciel, c’est-à-dire en Dieu ?

Les derniers mots rappellent l’objectif : l’unité. « Si deux d’entre vous se mettent d’accord… » C’est bien alors qu’est la présence du Seigneur : « deux ou trois réunis en mon nom… »

J’aimerais conclure frères et sœurs en vous disant que ces mots nous rappelle qu’il ne peut sans doute pas y avoir d’amour qui ne soit pas blessé. Car mon frère pèche contre moi et je pèche contre lui. Le mal que je ne voudrais pas faire je le fais, constate St Paul. Je regarde le visage du Christ, son corps, celui que nous allons partager dans le geste eucharistique : n’est-ce pas celui de l’amour blessé. Amour qui semble vaincu au terme de l’histoire, crucifié, anéanti.

Alors ne peut s’ouvrir que l’espérance : celle de l’amour renaissant, ressuscité de la mort elle-même. C’est la promesse que nous célébrons.