par Eric de NATTES

Matthieu 20, 1-16

Les ouvriers de la dernière heure

Avez-vous remarqué, en lisant les évangiles, le nombre d’interpellations qui renvoient l’auditeur à la logique intérieure qui commande sa vie. À la logique qui règle mes relations avec les autres. Quelques exemples : « Que tout se passe selon ta parole » – « Va, et fais de même » – « C’est toi qui l’as dit » – « La mesure que vous utilisez pour les autres sera utilisée pour vous » – « Tu savais que j’étais un maître exigeant et que je moissonne là où je n’ai pas semé, alors si c’est vraiment ce que tu sais de moi, eh bien que l’on t’enlève même le peu que tu possèdes ». Et aujourd’hui : « Ton regard est-il mauvais parce que moi je suis bon ? »

Au fond, c’est la prophétie de Siméon qui se réalise, celui qui vient de paraître dans ce monde, va provoquer la chute et le relèvement de beaucoup en Israël. Sa parole, elle est comme le glaive qui tranche et qui sépare. Et les paraboles évangéliques ne fonctionnent pas autrement : le Fils prodigue, les Talents, l’Intendant malhonnête, et aujourd’hui les ouvriers de la onzième heure.

Les paroles et les gestes de Jésus dévoilent la nature profonde de la relation qui m’unissait à Dieu. Et il n’est pas innocent bien sûr que tout cela tourne autour de la question du salaire, de la récompense, de l’argent, de la rétribution attendue. Dans quelle fratrie n’a-t-on pas entendu les reproches de ce frère qui s’est toujours senti lésé, à qui l’on a toujours donné moins, soi-disant. Dans quelle famille, à l’heure du testament et de l’héritage n’a-t-on vu la réaction outrée de la sœur qui s’estimait flouée de ne pas recevoir plus, après tout le temps et l’énergie qu’elle avait investi auprès des parents ?

La parabole est assez claire. Si la relation que j’ai avec le maître est contractuelle, alors comme ouvrier de la première heure, j’ai raison de contester la logique du maître. C’est une injustice : à salaire égal, travail égal. Le salaire, pour un même travail, doit être proportionné à la durée. Et l’ouvrier de la première heure conteste. Mais dans cette logique, la réponse du maître est tout aussi imparable. Ce qui te liait à moi était un contrat, et uniquement un contrat…Très bien ! Nous nous étions mis d’accord. « Prends ce qui te revient, prends ta pièce d’argent et va-t-en ! »

À proprement parler, le maître ne chasse pas l’ouvrier, c’est l’ouvrier qui s’exclut de la logique du maître, parce que cette logique le scandalise. La manière d’agir du maître et sa générosité, deviennent le révélateur de la nature de la relation qui unissait cet ouvrier à son maître. Il attendait une rétribution et c’était le terme du contrat posé dès le début. Il a sa rétribution.

Plus le temps passe, au fur et à mesure de cette longue journée, moins l’appel à venir travailler dans la vigne ne se fait sous les termes d’un contrat. À la neuvième heure déjà, le maître dit « Allez, vous-aussi, à ma vigne, et je vous donnerai ce qui est juste ». Le lien se fait ici sur un engagement moral et non plus sur un contrat d’ordre économique. Il faut faire confiance à la justice de ce maître pour partir à la vigne. Quant à la dernière interpellation, elle n’est même plus assortie d’aucune promesse : « Allez, vous-aussi, à ma vigne ». Ainsi est-on passé d’un contrat à une invitation pressante avec une promesse au milieu. C’est presque toute l’histoire de la Révélation qui est comme concentrée en ces trois moments. Ce que la très belle préface de la IVème prière eucharistique rappelle : « tu as multiplié les alliances avec eux et tu les as formé par les prophètes dans l’espérance du Salut. Et quand les temps furent accomplis, tu leur as envoyé ton propre Fils ».

L’Evangile prévient. Ce monde a sa logique qui est celle de la rétribution selon des règles de partages plus ou moins équitables. Mais ne projette pas cette logique dans ta relation à Dieu, ou bien tu vas t’exclure toi-même du Royaume. Car le salaire n’est autre que le Royaume lui-même, et le Royaume, c’est le Christ. La parabole montre que le maître, d’une certaine manière ne peut que donner la même pièce d’argent : Dieu ne donne pas un petit bout de Royaume ou une part de lui-même. Il se donne, et ce don, c’est lui-même. Changeons, vite, très vite, notre regard. J’en vois, dans cette assemblée qui en sont à l’aube de leur grande journée, et d’autres qui ont largement entamé l’heure vespérale. Qu’importe ! Le Maître est là, aujourd’hui, en cette heure et il appelle…