Par Eric de NATTES

Luc 18, 1-8

Le juge et la veuve !

Prier : vient du latin precari. Ce mot ne fait-il pas résonner un mot commun à notre monde – malheureusement – d’aujourd’hui ? Précarité. L’homme qui prie est un homme conscient de sa précarité. De l’aspect précaire de son existence. C’est l’inverse du « suffisant », de l’homme assuré, qui sait qu’il a les moyens de ne compter que sur lui-même. Ou peut-être bien, qui vit dans l’illusion que son existence est assurée… Prier, c’est donc une attitude devant la vie, une reconnaissance de ma précarité. N’est-ce pas la condition de cette veuve qui n’a pas les moyens de se passer du juge. Elle est notre humanité qui a perdu un soutien majeur – son mari – et qui se retrouve en butte à un adversaire. Qui d’entre-nous ne manque pas parfois de soutien, d’étayage ? Et n’est-ce pas la définition même de la pauvreté que d’avoir perdu peu à peu, tout étayage. C’est alors le monde lui-même qui devient l’adversaire ! Qui désormais pourra nous soutenir et se fera notre prochain, celui qui est « avec nous ».

Prier, c’est donc demander ! Notre langue le dit bien : « je te prie de me donner… ou, je t’en prie pardonne-moi… ou je te prie d’être patient avec moi… » Se reconnaître avec des besoins, de toute nature. Reconnaître des limites, des fragilités, des pauvretés. Et donc, se savoir dépendant des autres. Pas autosuffisant. Et parfois même démunis, ne sachant par quel bout prendre une difficulté qui m’arrive. Pas si facile. Pas envie de perdre la face.  J’aimerais peut-être dire : « Moi, je n’ai besoin de personne ! » C’est déjà une attitude de vérité ! Parce qu’elle est humble. Je suis dépendant, j’ai besoin de l’autre et je le prie de… C’est notre condition humaine ! Nous sommes dépendants d’une planète, d’un milieu sans lequel notre vie ne peut s’épanouir. Nous sommes dépendants non seulement d’un écosystème, mais d’une société : famille, environnement scolaire, professionnel, social, national, économique. Notre interdépendance ne fait même que s’accroître. Le reconnaître c’est accueillir une dimension essentielle de mon humanité. J’ai besoin de l’autre. De sa reconnaissance, de sa compétence, de sa richesse humaine ou autre, de son regard bienveillant etc…

On prie toujours quelqu’un ! Alors : prier Dieu ! Mais je prie qui ? Un Père, nous dit Jésus ! Le Père des miséricordes de la parabole du Fils prodigue. Le Père qui donnera l’Esprit Saint à ceux qui le lui demandent. Je prie le Fils, l’Unique du Père, le Bien-Aimé, Jésus, le Christ. Pour moi, il est le Frère Aîné, le mien bien-sûr, mais aussi Celui d’une multitude qu’il entraîne dans son sillage. C’est Lui, parce qu’il est l’Aîné, qui m’apprend à être moi-même fils ou fille du Père. Je prie l’Esprit Saint. Parce qu’il m’habite, il est la présence du Père et du Fils en communion, en moi. Il fait de moi une demeure sacré, le temple véritable de Dieu. Il cherche à me transmettre les dons de discernement, d’esprit filial, de force… Il est le souffle, la vie, le feu, l’imprévisible mais aussi la douceur, mon avocat dans l’accusation, mon défenseur dans l’adversité.

Il y a ceux qui disent : « Je ne demande jamais rien puisque Dieu sait. » Ce n’est pas ajusté. Quel luxe ! A-t-on envie de dire ! Parce que tu n’en es toujours pas réduit à crier ta demande tellement elle se fait urgente ! Et peut-être aussi quel manque de lucidité. Parce que bien sûr, tu ne pries pas pour informer Dieu. C’est certain. Tu pries parce que tu es dans la nécessité de demander pour toi ou pour un autre que tu aimes. Parce que ton coeur ne peut faire autrement. Parce que tu reconnais ton impuissance. Parce que tu as besoin d’amour ou de soutien. Parce qu’enfin tu viens de réaliser qu’il y a de la pauvreté dans ta vie !

La veuve ne peut pas se permettre d’arrêter de prier. La persévérance est sa seule arme, sa seule force. Jusqu’à en devenir importune. Jésus ne fait pas rêver les disciples. La prière est aussi une épreuve. Elle éprouve notre patience. Que de cris dans les psaumes, et jusqu’à celui de Jésus sur la Croix qui reprend la prière du psalmiste : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? ». Cris qui se demandent où est Dieu face au mal qui ronge l’humanité.

L’image de Moïse levant les mains et se fatiguant, aidé par Aaron et Hour qui lui tiennent les bras levés, est très belle. Comment seul, face à l’adversité et dans le combat (ici symbolisés par les Amalécites), tenir bon, être persévérant ? Mais voilà que d’autres peuvent prendre le relais et m’aider à tenir bon. N’est-ce pas la force que nous avons, de pouvoir compter sur la foi de l’Église, de la communauté des disciples. Cette foi de l’autre qui vient au secours de ma faiblesse. Sommes-nous reconnaissants de cette prière des moniales et des moines, des frères et soeurs de la communauté. Le leur disons-nous ?

« Le Fils de l’homme, quand il viendra, trouvera-t-il la foi sur terre ? » Cette ultime question, renvoie bel et bien à la limite de chaque vie. Croirons-nous qu’un autre, alors que l’ombre gagne, accomplira nos vies, pauvres et démunies ? Que nous ne serons pas abandonnés à la précarité ultime : la mort !