Par Franck GACOGNE

Matthieu 18, 21-35

Il y a une embrouille dans les traductions : celle que nous avons lue demande de pardonner « jusqu’à soixante dix fois sept fois », mais d’autres bibles traduisent « jusqu’à soixante dix sept fois sept fois », on s’y perd ! Mais peut-être que l’intention est justement de ne pas chercher à compter le nombre de fois qu’il faudra pardonner un frère… on n’en sera jamais capable d’assez. Dans la parabole que Jésus propose, la dette de ce serviteur envers le roi est complètement démesurée (60 millions de pièces d’argents). En fait, cela veut dire qu’il lui doit tout, jusqu’à la vie de tous les siens. Mais voilà que le roi lui remet entièrement cette dette faramineuse, il le délivre de cette servitude pour lui donner la liberté. Car ce maître est « saisi de pitié » devant le serviteur. Littéralement, l’expression est beaucoup plus forte, car il est en fait « ému jusqu’aux entrailles » par la situation de cet homme. C’est pourquoi ce roi, au lieu de lui prendre sa vie lui donne la sienne. Je crois que le pardon à cet homme représente le don de Jésus-Christ à toute l’humanité. Sur la croix, il va en effet demander l’impensable : « Père pardonnes-leur car ils ne savent pas ce qu’ils font » : malgré son rejet par l’humanité, le Fils de Dieu persiste à nous vouloir debout, digne et libre. Et Nous voyons que le serviteur de la parabole n’a pas utilisé la liberté que le roi lui avait offerte en libérant à son tour son compagnon de la somme ridicule qu’il lui devait.

Il faut bien reconnaître que dans nos vies quotidiennes, la voie du pardon n’est pas facile à emprunter On ne se pose pas la question de savoir combien de fois il faut le faire ; mais comment déjà le faire au moins une fois ! Je pense que chacun de nous peut mettre un visage sur une situation, peut-être ancienne déjà, mais qui travaille encore notre conscience et dont on n’arrive pas à se débarrasser parce que l’on ne parvient pas à franchir ce pas. Car nous le savons bien, le pardon, ce n’est pas une idée, une volonté intérieure, un état d’esprit ou un vœux pieux. Non, le pardon c’est un acte à décider et à vivre, et c’est sans doute pour cela qu’il est si difficile à poser. Pardonner, ce n’est pas oublier, faire comme si on n’était pas atteint ou « passer l’éponge ». Non, pardonner, c’est récréer, c’est re-susciter une relation qui survit au mal, qui le dépasse.

Plutôt que pardonner, il arrive aussi que l’on veuille excuser un mal pourtant bien réel que l’on a subi. Mais chercher des excuses à celui qui demande pardon c’est l’infantiliser, c’est ne pas le considérer à la hauteur de la démarche difficile qu’il entreprends : celle de demander pardon, et c’est se dérober à une démarche en vérité. Car il y a de très nombreux actes qui restent et demeurent intolérables ou inexcusables, en revanche, très peu sont impardonnables. « Habiller des couleurs du pardon l’oubli ou l’excuse, ce n’est pas seulement mal nommer les choses, c’est aussi s’interdire d’apporter au mal le remède approprié ». Le pardon passe toujours par la vérité et très souvent, la vérité nécessitera beaucoup de temps pour émerger, mais le pardon prend patience. Toute démarche de pardon passe aussi par l’humilité. Il faut de l’humilité pour le demander, et il en faut pour l’accorder. C’est peut-être pour cela que le véritable pardon rapproche : deux personnes ont accepté de s’abaisser, de quitter leur majestueux trônes imaginaires pour se rencontrer en vérité. Vérité et humilité, les deux maîtres-mots du pardon. S’il manque l’un ou l’autre, le pardon est impossible, ou pire, il est faux. Il n’y a pas de vie de couple, de vie de famille, de vie communautaire, de vie paroissiale sans pratique d’un pardon authentique.

Cette démarche de pardon ne va pas de soi. Pourtant ce qui préoccupe Pierre, qui peut-être a déjà dépassé ce premier obstacle du « comment », c’est bien plutôt de savoir combien de fois il est raisonnable de devoir pardonner. L’apôtre plein de fougue est disposé à beaucoup pardonner mais sa patience a sans doute aussi des limites. La réponse de Jésus dans cet évangile est là encore volontairement démesurée afin de bien signifier que pardonner, ce n’est pas entrer dans un esprit comptable qui génère un dû, mais dans la gratuité de Dieu qui fait un don, celui du par-don, c’est-à-dire le don qui surpasse tous les autres.

Dans cette parabole, le pardon de Dieu est premier, pour nous mettre en capacité de faire de même. Cela peut nous éviter un contre-sens dans la demande du Notre père : « pardonnes-nous nos offenses comme nous pardonnons aussi ». Notre pardon ne conditionne pas celui de Dieu. Dans cette demande, nous demandons plutôt au Père de savoir nous laisser pardonner et de savoir prolonger ce pardon dans notre relation aux autres.

Donne-moi Seigneur dans ce temps de rentrée ta force pour envisager puis accomplir cette démarche. Je sais combien elle me libérera, et je crois qu’avec moi tu en seras ému jusqu’aux entrailles.

Amen.